Est-il vrai que le bon Dieu est présent partout, demanda une petite fille à sa mère, mais je trouve cela inconvenant.
Friedrich Nietzsche
NTBV : « « Est-il vrai que le bon Dieu est présent partout,
demanda une petite fille à sa mère, mais je trouve cela inconvenant. »
— Une indication pour les philosophes ! On devrait
honorer davantage la pudeur que met la nature à se cacher
derrière des énigmes et de multiples incertitudes. Peut-être la
vérité est-elle une femme qui a des raisons de ne pas vouloir
montrer ses raisons ! » (Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir.)
DZ : Nietzsche nous fait sortir d’emblée du modèle idéaliste
platonicien concernant le rapport entre le corps et l’esprit.
Platon, en effet, établissait une distinction hiérarchique
entre d’un côté ce qui se donne à voir, ce dont les sens
nous informent et qui nous trompe, et de l’autre côté la
vérité, l’essence, ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est
indépendamment de toute variation sensible, au-delà de
toute transformation de l’apparence. Il enseignait ainsi qu’en
vertu de son caractère illusoire et illusionniste de phénomène
visible, il fallait se détacher du corps si l’on voulait atteindre
la vérité. Dans cette citation, Nietzsche ironise sur l’idée de
la vérité comme « dévoilement », ce que les Grecs appelaient
alètheia. Pour aller vite, la question que pose l’auteur ici est
celle de savoir si la vérité est nue… Or tout laisse penser que si
la vérité est « dévoilement », levé du voile de l’ignorance, cela
ne la réduit pas à une forme de nudité première. Reprenant la
notion d’alètheia au XXe siècle, le philosophe Martin Heidegger
insiste à cet égard pour dire qu’elle désigne le processus
même du dévoilement (qui suppose le voilement) plutôt que
le résultat du mouvement… Donc la vérité n’est jamais nue,
elle n’est qu’un certain mouvement du voile. De ce point
de vue, si l’on en revient au corps, pas plus le bistouri d’une
salle de dissection que la caméra de certaines formes quasi
chirurgicales de pornographie ne nous en dirait plus sur une
hypothétique vérité cachée du corps, cachée par le vêtement,
par l’ignorance pré-scientifique ou par les tabous sexuels. À
propos de l’érotique du dévoilement, qui fait se rejoindre désir
de savoir et désir de voir, on peut songer à « Less is more » par
exemple (Nicole Tran Ba Vang, 2012). Il s’agit de photographies
prélevées dans des revues pornographiques, qui sont pliées
de manière à redimensionner l’image en volume tout en lui
faisant perdre sa fonction représentationnelle initiale. L’image
est ainsi manipulée au niveau de son support matériel, rendant
l’exhibition stéréotypée à un jeu de prismes qui décomposent
l’icône du corps porno. À la limite de l’abstraction, les faces
démultipliées de l’image signalent simplement au regard
qu’un corps jusqu’alors exhibé se cache désormais dans
l’objet exposé. Cette opération reconstitue en un sens le
corps du désir. Sans le jeu du voile, en effet, le corps disparaît
paradoxalement pour devenir objet de chair, instrument
fonctionnel, désubjectivé, n’étant plus alors défini comme le
lieu de cette énigme qui veut qu’une certaine matière vivante
soit animée d’une conscience. Car l’érotisme véritable implique
sans doute l’irréductibilité de la subjectivité, y compris dans
les jeux d’objectivation de soi à travers le regard et le geste
de l’autre. La fragilité et la richesse de ce rapport tiennent
dans l’équilibre où se tient le sujet, y compris dans ses
transformations, et y compris lorsqu’il se fait objet pour l’autre.
NTBV : « Beaucoup de gens se sentent mal dans leur peau,
parce que ce n’est pas la leur ». (Romain Gary, Gros-Câlin.)
DZ : Qui a dit qu’il fallait « être dans sa peau » pour se
sentir « bien » ? Voilà une question onto-dermatologique
intéressante… Avant tout, s’agit-il de s’assurer d’être bien
dans sa peau, c’est-à-dire vraiment, réellement, sans doute
possible dans sa peau et non dans une autre (celle d’un ou
d’une autre, John Malkovich par exemple, idée de possession
en propre que suppose ici la citation de Romain Gary…), ou
alors est-il question avant tout de se sentir bien là où l’on sent,
là où l’on se sent, à savoir dans et avec sa peau, c’est-à-dire
métonymiquement dans son corps ? Pourquoi y aurait-il lieu
de rechercher à ressentir l’état qui paraît pourtant la condition
première de toute existence authentiquement humaine, à
savoir celle d’une conscience inscrite dans un corps ? Il est
donc d’abord question d’avoir une peau, de posséder cet
attribut du corps qui est le mien, et de savoir si l’être y est, si
mon être y est, si ma conscience d’être y est, et si elle y est de
telle façon qu’elle me procure un sentiment de « bien être ». Il
existe donc une situation telle que je me sente « bien dans ma
peau » qui consisterait à renouer le lien de notre conscience à
notre corps propre. Il s’agit alors d’habiter subjectivement ce
qui nous est donné objectivement comme lieu d’assignation à
résidence. L’expression traduit ainsi les valeurs d’une société
qui prône la réconciliation de l’esprit et du corps, l’inscription
sereine du sujet pensant et sentant dans le corps qui est le
sien, ou qu’il accepte de reconnaître comme sien, au point
d’y voir le lieu de son être, lieu de définition de soi par ce qui
représente sa première possession matérielle, son premier
« bien », au sens marchand. Nous voici « bien » dans notre
peau, packaging parfait, prêt à nous exposer, à vendre l’image
de notre bien-être. Mais si le corps n’est plus tombeau ou
prison de l’âme, est-il vraiment signe de l’harmonie retrouvée ?
Comme l’écrivait Baudrillard, cité précédemment, la peau peut
fonctionner comme « résidence secondaire », lieu que nous
possédons comme un signe extérieur de richesse et qui nous
identifie socialement, mais que nous n’habitons pas vraiment.
Par ailleurs, n’existe-t-il pas une dimension aliénante dans
l’identification de l’individu à sa peau, comme le montre encore
Agamben à propos de l’identité biométrique ? Me reconnaître
à travers mes empreintes digitales, n’est-ce pas aussi vérifier
que je suis « bien dans ma peau », c’est-à-dire assurément
présent, sans porte ni pore de sortie ? Agamben parle à ce
sujet de « l’identité sans personne », laissant entendre combien
le persona, c’est-à-dire le masque en latin, ne constitue plus la
marque de notre identité. Or, la véritable harmonie de l’âme et
du corps ne tient-elle pas plutôt dans la possibilité pour le sujet
de changer de corps ou de peau à travers les masques qu’il
se choisit selon comment il se sent être ? À la liberté permise
par le jeu du masque, au sens d’un désajointement possible
(comme lorsqu’on dit qu’il y a du jeu entre deux pièces non
parfaitement assemblées), on ne peut substituer une sorte
de liberté d’écorché vif, capable de se détacher de sa peau. Il
faut donc imaginer de nouveaux masques. Les « Découpages »
de Nicole Tran Ba Vang vont dans ce sens, si l’on retient de
ces compositions réalisées à partir d’images de magazines
l’idée d’une mutation abstraite de l’image normée du corpssigne
publicitaire. Il ne s’agit pas d’autodafé ni de prohibition,
mais d’une manipulation, d’une construction qui s’inscrit dans
un champ de références esthétiques et de valeurs données,
celui de la mode, cherchant à en émanciper le magnétisme
singulier et indéniable qu’il exerce des finalités socialement et
économiquement normatives qui le dominent.