...comme si changer de peau n’était pas qu’une expression, mais l’inquiétante mue d’une identité contenue dans le seul paraître...
Marie Darrieussecq
Ce sont d’abord des photos-chocs : on croit connaître par
coeur ces images d’aspect familier, sorties de magazines de
mode – puis on ne comprend pas ce qu’on a là sous les yeux. Le cerveau marque une pause, fait le point. Ce modèle est-il nu, est-il habillé? Comment une image peut-elle nous obliger à douter d’un fait aussi simple ? Et comment peut-elle, dans le même temps, remettre en question ce que nous connaissons des corps, de leur nudité, de la peau ? En s’appuyant sur le mode de séduction auquel nous ont accoutumés ces
images, Nicole Tran Ba Vang perturbe à la fois notre rapport
à la photo et au corps, ce qui n’est pas peu. Sous le dehors
d’images stéréotypiques, elle remet profondément en cause
notre système de perception, confondant – avec une grande
maîtrise technique – grain de la peau et grain de la photo.
Un doigt glissé sous un slip de chair, une botte de peau
humaine, un soutien-gorge paré de deux aréoles vivantes,
les plis d’un pull où roulent ceux de la chair… le tissu est
organique, le cuir épidermique. Les modèles de Tran Ba Vang
s’habillent de leur propre peau, de leurs propres marques
de bronzage, opérant douloureusement sur notre regard.
Lifting du vêtement, greffe de tissus, c’est aussi un art concret
du langage que manifestent ces montages numériques :
comme si changer de peau n’était pas qu’une expression,
mais l’inquiétante mue d’une identité contenue dans le seul
paraître, le logo devenu tatouage. Être à poil, la « Collection
Automne/Hiver 2000 » applique la formule à la lettre : les
modèles sont nus, mais rhabillés d’une fourrure qui leur colle
à la peau – de leurs propres poils pour les hommes – dans
une animalité grotesque. Ces vêtements ironiques et
« très couture » ramènent la tendance au simple appareil de
notre intimité la moins glamour, aisselles, pubis, sens dessus
dessous, limites du corps abattues.
L’humour de Nicole Tran Ba Vang se fait aussi très dérangeant.
Il y a du serial killer dans ces dépeçages, comme celui
du Silence des agneaux, qui engraissait les femmes pour
se travestir de leur dépouille. Mais au delà de nos fantasmes
de dévoration, comment ne pas penser aux gants de peau
humaine fabriqués par les nazis, aux abat-jour, aux reliures et
autres objets monstrueux ? Dans les fausses collections de
Tran Ba Vang, le contraste est saisissant entre la frivolité du
contexte, et ce qui hante notre mémoire collective.
C’est la force du travail de Nicole Tran Ba Vang que de
détourner la séduction commerciale, pour mieux pénétrer
notre regard, par effraction, par surprise, jusqu’à notre
inconscient, jusqu’à la déroute de nos sens.
© Marie Darrieussecq, écrivaine